La protection sociale, vecteur de développement et d’accès aux droits ?

L’intervenant : Didier Tetevi Agbodjan est Directeur adjoint de l’Institut des Droits de l’Homme de Lyon, chercheur en droits économiques, sociaux et culturels, éthique et responsabilités et Maître de Conférences en droit international à l’Université Catholique de Lyon (UCLy). Il est en parallèle Président de l’ONG Terre des Hommes. Il a contribué à de nombreux travaux et interventions sur la protection sociale et les droits du travail.

Qu’est-ce que la protection sociale et quel est son rôle ?

La protection sociale a presque toujours existé. En Europe, on en retrouve des traces dès la démocratie Grecque. Au Moyen-Age, l’Eglise a mis en place des systèmes de charité pour prendre en charge la détresse sociale. Sur cette base, les Communes qui sont apparues au Moyen-Age ont commencé à mettre en place des institutions de charité publique.

On avait souvent des modèles « d’handicapologie », qui ciblaient uniquement les personnes en détresse qui ne pouvaient « rien faire pour la société ». On estimait alors que les valides devaient absolument intégrer la société par le travail, ce dont a profité la révolution industrielle.

La première politique de protection sociale à dépasser ce modèle est arrivée avec la première crise du libéralisme, au Royaume-Uni. Lord Beveridge a pensé que l’Etat devait mettre en place par l’impôt un mécanisme de protection, avec une vision productiviste : lorsque les ressources humaines sont bien soignées, elles sont productrices de richesse.

L’idée de la protection sociale, c’est que toute personne humaine est confrontée à des accidents de la vie. On mutualise des ressources dans une cagnotte à laquelle tout le monde participe pour qu’en cas de risque, on n’ait pas de coupure dans la pérennité des projets économiques et sociaux.

Les risques concernent 5 grands domaines, si on veut faire simple :

  1. La famille et la maternité – qui garantissent la longévité d’une nation ;
  2. La santé/la maladie – qui permet d’avoir un niveau de santé sociale qui garantisse la production ;
  3. La vieillesse – on ne peut plus contribuer à la production mais il faut encore être en état de transmettre. De plus pendant sa période productive on n’a pas à se préoccuper de l’avenir ;
  4. Les risques liés aux conditions de travail – on a demandé aux employeurs de contribuer aux accidents et maladies liés à leur outil de travail, ce qui permet aussi d’améliorer la sécurité ;
  5. L’invalidité et le décès – la famille ne se retrouve pas sans soutien en cas d’impossibilité de produire, et donc peut faire des projets.

Quels liens peut-on faire entre protection sociale, droits et développement local ?

Ce qui lie les 3 termes c’est l’idée que le risque social est un handicap pour la société. Ça peut être un handicap momentané, mais aussi provoquer une rupture. La protection sociale est un moyen de résilience. Elle permet de garder la mobilisation des forces vives d’une société. Si on prend un territoire ou une communauté, l’idée c’est d’avoir un socle de ressources diverses qui fait matelas pour qu’en cas de crise, on puisse avoir du temps pour reconstruire quelque chose. C’est pour ça qu’en 2012 l’OIT a proposé un socle minimum de protection sociale.

La protection sociale fonctionne avec la solidarité nationale. C’est un choix de société qui doit être partagé par tous et voulu par tous. On a besoin d’un pacte politique et social, garantit par le droit. L’origine du droit c’est le contrat, la parole donnée ; le cadre juridique fixe ce qu’on veut faire ensemble, la parole commune qui nous lie. Cela permet de créer l’adhésion et de responsabiliser. Sinon on risque d’avoir une protection sociale arbitraire, et donc pas efficace.

Si on considère que la ressource d’une communauté ou d’un territoire, ce sont ses habitants, la protection sociale contribue directement au développement local. Elle permet à chacun de s’investir pleinement. Elle est donc source de développement économique en plus de développement social. On peut noter la crise de 2008, où les systèmes de protection sociale ont amorti la dureté de la crise des subprimes, qui aurait été plus destructrice sans systèmes de protection.

Quelles formes peut prendre la protection sociale ?

Si on fait une lecture chronologique, on retrouve 3 grandes formes de protection. Dans les sociétés traditionnelles, on avait des formes de mutuelles, organisées par secteur, ou par communauté (religieuse, familiale…). Les Grecs avaient ce qu’on appelle aujourd’hui la « famille providence ». Le travail, les ressources et le toit étaient partagés par une famille. On a évolué vers les mutuelles avec des réseaux plus grands et variés. En Afrique on avait des formes mutualistes liées au lignage ou à la communauté (solidarité domestique). Dans les communautés de travail, les jeunes qui avaient participé au même rite initiatique mettaient aussi en place des liens de protection sociale.

La forme assurantielle est venue avec la période industrielle. Comme on mobilisait une masse considérable de travailleurs, il fallait réduire les risques pour s’assurer de la continuité de l’activité économique. Le modèle a été mis en place sur la logique des sciences de la probabilité pour viser l’efficacité. En mutualisant le risque, le poids est moins lourd pour chaque employeur ; de plus les fonds peuvent être placés en banque.

Enfin, on a la forme des politiques publiques solidaires, dans laquelle les ressources de l’Etat sont redistribuées. Tous les citoyens participent en fonction de leurs moyens (et non pas des risques). La cagnotte générale prend en charge les problèmes mais sans prendre en compte les risques individuels dans le calcul des cotisations. Il n’y a pas forcément cotisation de tous.
On parle de solidarité, puis de prise en compte des risques individuels.

Peut-il y avoir protection sociale sans solidarité ?

L’idée de protection sociale renvoie forcément à la solidarité. On peut faire de la protection sociale de différentes façons, mais le sens c’est le lien entre les personnes d’une société. La grosse différence entre le modèle assurantiel et les autres (mutuelles ou politiques publiques solidaires), c’est que l’assurance est basée sur le calcul des risques individuels et donc elle n’est pas la même pour tous. La forme mutuelle, elle, est un calcul d’intérêt collectif, moins précis : on rassemble les ressources qu’on a pour se sécuriser, même si c’est peu. La technique assurantielle est sans doute plus « efficace » mais elle est aussi moins solidaire. Quelqu’un qui n’est jamais malade veut payer moins car il n’est jamais malade – il n’y a pas de transfert mais un calcul qui permet à chacun de maximiser son gain.

Il faut que les territoires puissent mettre en lien des solidarités pour protéger les citoyens. Si on a la solidarité pour base, on a moins de compétition entre les personnes et les ressources. On va vers du bien vivre collectif avec des ressources locales partagées et on s’éloigne de l’esprit utilitariste et quantitatif de la révolution industrielle.

Les systèmes de solidarité locaux peuvent-ils assurer une protection suffisante ?

Les systèmes locaux de solidarité fonctionnent avec l’idée de partager les ressources locales quelle que soit leur importance. Les sociétés traditionnelles ont inventé des modèles de frugalité – avec une manière de minimiser les sinistres pour continuer à exister, loin d’une logique productiviste. Ce qui est intéressant c’est l’inventivité pour faire avec les moyens disponibles. On peut avoir des modèles qui garantissent un écart raisonnable entre les nantis et les autres à l’échelle locale.

Si je fais le lien avec ce qui se fait en Europe du Nord, on retrouve cet esprit de solidarité innovante pour faire avec les ressources locales. On a une protection universelle proposée par l’État (au-dessus de laquelle on peut par ailleurs avoir des différences de richesse). Par exemple au Danemark, tous les étudiants ont une bourse pour aller étudier à l’étranger.
On parle plutôt de mettre en place des systèmes nationaux actuellement.

Un système local peut-il être efficace ?

Ces systèmes sont évidemment poussés par les assurances, mais pour ma part je pense qu’il y a deux réponses.

La première, statistique, est plutôt favorable aux systèmes élargis. Plus on mutualise les risques avec un grand nombre, plus la capacité de l’institution à durer est grande. Les petits systèmes sont plus vulnérables aux gros accidents. On a un intérêt à élargir l’assiette des participants.

La seconde réponse, c’est que dès qu’on essaye de massifier un système, on s’éloigne de la proximité et on a des coûts et des calculs détachés des singularités locales. Le défi serait de savoir comment allier l’efficacité mathématique du système assurantiel et le côté singulier du système mutualiste. On peut sans doute allier le modèle local avec un modèle plus large, mais il faut inventer les modalités de partenariat avec les autres modèles.

Quel rôle peuvent avoir les acteurs des territoires, à commencer par les services publics locaux et les agents de développement ?

Les territoires peuvent être des incubateurs de systèmes locaux de protection sociale sous forme mutuelle qui permettent la participation, l’adhésion, un système démocratique de décision qui prenne en compte la singularité. Il faut des espaces pour débattre de comment on est solidaires ensemble, où chacun expose ses situations ses besoins et où on peut décider des mécaniques pour mettre les ressources positives ensemble.

Les agents locaux peuvent mettre en place ces espaces de mutualité locale qui permettent de faire l’inventaire des ressources. Ils doivent aussi être des médiateurs pour que les systèmes locaux soient connectés avec d’autres communautés ou territoires qui peuvent avoir les mêmes problématiques – par exemple sous une forme fédérale qui mette en commun le plus et sauvegarde les singularités.

Cela demande sans doute une association avec l’ESS, des innovations sociales frugales, des partenariats publics privés avec des interventions pluri-acteurs. Il faut voir les lignes de force et de faiblesses pour voir comment on peut organiser les ressources pour minimiser les risques, car tout ce qui viendra de l’extérieur (système de protection national, intervention d’ONG…) risque de déliter les territoires s’il n’y a pas déjà un accord collectif en interne.